O mon semblable lecteur, mon frère, comme tu le sais déjà (ou pas), Horreur cosmique, un jeu work in progress pour recréer les récits à base de concentré Lovecraftien est sur le seuil d’une entrée en la matière décisive.
Oui, mais: le système apocalypse demande de savoir le genre de récit que l’on va émuler,ce qui va se passer donc et à travers quels stéréotypes de personnages pour porter tout ça. Or en regardant les retours des deux derniers ateliers, je me rends compte qu’il était temps d’essayer de fixer les limites du genre, qui n’étaient qu’implicitement posées au démarrage . Pour ce faire, je vous propose un panorama très sommaire de la nébuleuse Lovecraft originelle, et une grille tout aussi sommaire de comparaison, comme base de discussion….
Les écrivains
On le sait, le Maitre de Providence avait un « cercle » avec lequel il entretenait une correspondance étroite, partageant jusqu’aux créatures qu’il(s) inventaient. Deux d’entre eux constituaient le triangle mythique couvrant les USA. HPL sur la cote est, Clark Ashton Smith en Californie, et R. Howard (le papa de Conan) au Texas.
C’est ainsi qu’on retrouve Dagon chez Conan, et le De vermis mystériis chez Clark Ashton Smith. Mais ça ne s’arrête pas là. Outre ce triangle resserré, Lovecraft parle expressément de ses grands inspirateurs contemporains, tous britanniques, auxquels on peut ajouter quelques autres….voici donc un petit listing de ses « voisins » qui nous aideront a définir le genre de l’horreur cosmique.
- Lord Dunsany: son influence a été déterminante sur l’aspect « onirique » des contrées du rêve, surtout. Hormis cela, même si Lovecraft, comme Clark Ashton Smith, lui voue une admiration sans bornes, son influence est surtout visible dans certains aspects archaïsants de son vocabulaire, peut être aussi dans cette volonté de bâtir une cosmogonie propre. Pour le reste, s’il y a bien du « Cosmique » chez LD, il n’y a pas vraiment d' »Horreur ». Donc pour l’essentiel, il ne sera pas concerné dans ce premier jeu d’Horreur cosmique (ie: les contrées du rêve, en partant de l’héritage de Lovecraft + Dunsany, mériteraient une déclinaison d’Horreur Cosmique). À noter que Polaris de Ben Lehman revendique Dunsany dans ses inspirations….
- Arthur Machen: probablement l’inspiration la plus importante et visible chez Lovecraft. On y trouve la même idée d’une « horreur » tapie au coin de la réalité (si ce n’est de la rue), remontant à une antiquité préhumaine, qui affleure dans le folklore des campagnes. Une race qui s’accouple parfois avec les humains, et dont la matérialité n’est pas tout à fait de ce monde (et qui arbore volontiers des tentacules). L’horreur vient ici aussi de choses hors de notre compréhension, et non pas du spectacle gore ou même d’un « complot ». Lovecraft, sur le fond, n’a fait que dé-folkloriser un peu plus les créatures du « petit peuple » pour les faire venir de l’espace et d’autres dimensions.
Sur la forme, les procédés de Machen, la lente descente dans la découverte de la « chose », ressemblent beaucoup à ceux d’HPL, en plus subtils, même. Le peuple blanc ou la pyramide de feu en sont de bons exemples.
- W. Delamare: un auteur cité avec emphase par HPL et injustement méconnu. Je n’ai lu, pour l’instant, qu’une nouvelle, la tante de Seaton, magistrale, et qui n’a pas pris une ride. Tout repose sur l’approche subjective du narrateur, une atmosphère ambiguë et dérangeante, ou on doute d’autant plus qu’il ne se passe « presque rien »….jusqu’aux dernières lignes. Et encore… (ne comptez pas sur moi pour vous gâcher le plaisir de la découverte). Ici, l’auteur ne « montre pas » ses bébêtes, vampires interstellaires et autres, et il y réussit avec maestria. C’est peut-être la plus grande différence avec HPL, en même temps que sa plus grande proximité. Mais peut-on vraiment atteindre cette limite avec un JDR ? L’inspiration ici sera plutôt sur la forme, côté MJ.
- H.M. James: encore une référence pour Lovecraft que cet auteur spécialisé dans les récits de fantômes « modernes ». Par contre, donc, rien de Cosmique. Au sens propre. La encore, il faudra surtout retenir la forme très Lovecraftienne (des personnages cultivés, un récit ou la mise à distance et le réalisme s’effectue avec les références précises), et la méthode clef de la terreur » de faits, rien que des faits » et « pas d’explication ». On notera aussi la façon dont les fantômes apparaissent (on les touche ou on les entend avant de les voir) et leur aspect absurde et dérangeant (qui font penser à des Yokai). Ah oui, et lorsque cela se passe, le protagoniste prend ses jambes a son cou (quand il ne sombre pas dans la folie ou la mort). Le comte Magnus est certainement l’archétype de ses nouvelles.
- WP Hodgson : Il faut lire le recueil l’horreur tropicale chez Neo pour comprendre a quel point cet auteur a influencé HPL sur le fond. C’est bien simple, pratiquement tous ses récits se déroulent sur les mers, avec donc force créatures visqueuses, tentaculaires et voraces. WPH montre ses créatures, lui, comme HPL et le fait avec efficacité. Par contre, ces créatures sont mortelles (et mortifères), combattues et apparaissent donc bien avant les dernières pages. Les similitudes de s’arrêtent pas a la thématique marine, puisque WPH a aussi une fibre cosmique, avec notamment la maison au bord du gouffre et le pays de la nuit, qui lui se passe dans un très lointain futur, sur une terre mourante ou l’humanité survie dans une gigantesque pyramide assaille par des créatures…oui, cosmiques, dans le sens ou elles échappent a la compréhension et foutent la pétoche autrement que par leur aspect et leur dangerosité. Ceci dit, je ne sais pas comment réintégrer WHP a Horreur Cosmique, du fait que les héros sont bien plus proactifs que chez les autres auteurs, HPL en tête, font face et s’en sortent le plus souvent (sans sombrer dans la folie). Ça me parait incompatible avec l’autre approche. Bizarrement, on est pourtant plus proche de ce que l’on trouverait dans une partie de JDR habituelle. Que faire ?
- Blackwood: un auteur dans la veine de Machen, mais en plus onirique, l’horreur au sens strict s’effaçant encore un peu. Le Wendigo a été intégré, en tant que créature, au bestiaire du JDR l’appel de Cthulhu. Mais cet auteur est aussi critiqué pour son mysticisme parfois affiché.
- Chandlers: un auteur américain, un peu plus ancien, chaînon manquant entre Poe et Lovecraft dont Le roi en jaune aurait beaucoup à voir avec Nyarlatotep. Pour ma part, le début de la lecture me laisse dubitatif. La première nouvelle du recueil est très intrigante, surtout par sa projection dans un futur (les années 30) proche, glissant « naturellement » vers une société discrètement « fachisante ». De ce fait, un étrange malaise règne, car le héros (qui dit au passage, est du point de vue des autres, un fou schizophrène), s’avère finalement, au moins, sinon plus lucide, du moins plus « vivant ». J’en tire au moins une leçon d’horreur cosmique: la frontière floue entre réalité et fantastique, à travers un glissement discret et un brouillage des références. Il est aussi l’inventeur des ‘livres maudits ».
- A. Merritt: il y a deux Meritt. Celui des nouvelles « pulp » avec donzelle (option princesse atlante déshabillée) en péril, ses aventuriers musclés et ses hommes lézard. Et celui de certaines nouvelles, notamment dans le recueil La femme du bois, chez Néo. Et celui-là relève sans aucun doute de l’Horreur Cosmique. Au hasard, la nouvelle le peuple de l’abîme, sorte de l’homme qui voulait être roi en plus fantastique, à la fois étrange et glaçant. Dans ces cas, Meritt est très proche de Lovecraft, avec le parfum de l’aventure en plus.
- Clark Ashton Smith: mêmes personnages véhicules du voyage, même gout pour les mondes éthérés et non humains. La différence avec HPL est qu’il décolle immédiatement vers d’autres mondes, sans prendre la peine de glisser. Souvent même, les histoires se déroulent dans des mondes lointains, tels que Zothique, l’unique continent d’une terre moribonde. De ce fait, il échappe pour l’essentiel à nos préoccupations (même si, encore une fois, il mérite un traitement à part entière), puisque le but est quand même d’être ancré dans la réalité prosaïque, du moins au départ, comme c’est le cas avec tous les auteurs. Même si on serait tenté de le laisser de coté, CAS est l’auteur qui pousse le plus loin le « sens of wonder » (et »horror ») par la plongée au plus profond de l’au-delà grandeur nature. Dans ce sens, La cité de la flamme chantante, par exemple, n’est pas sans points communs avec Dans l’abîme du temps de HPL. Mais CAS va plus vite, plus loin, plus beau. Il serait donc peut être souhaitable d’intégrer dans les trames narratives possibles la possibilité d’un « décollage immédiat » à la CAS, peut-être pour des aventures plus condensées, en fonction des appétits des joueurs.
- H. G Wells: non, ce n’est pas « cherchez Wally ». C’est certes un écrivain de SF, dans une optique assez positiviste et donc pas « cosmique » au sens qui est le nôtre. Et pourtant, certaines de ses nouvelles contemplent le monde, et en particulier le vide glacé des espaces infinis, d’une tout autre façon. Je pense en particulier à une nouvelle adaptée dans une minisérie, qui n’a rien à envier à Lovecraft (une histoire d’œuf de cristal absorbant animal et humain, qui se retrouvent enfermés dans une immense pyramide quelque part sur Mars, sorte de zoo énigmatique). En outre, le sens of wonder d’un Time machine fini par donner un point de vue réellement cosmique, avec son quota de vertige et de frayeur. S. Baxter, avec les vaisseaux du temps, une suite au roman de Wells qui pousse jusqu’à la fin des temps, l’a bien compris et repousse le voyage jusqu’aux dernières limites. Un voyage aux bases rationalistes, contrairement à CAS, et en cela peut être encore plus proche de HPL.
Voilà pour ce qui me parait être la galaxie originelle de HPL la plus « canonique ». J’écarte d’emblée A. Delerth, qui à mon avis, en « fixant » le mythe comme une sorte de catalogue, a réduit sa portée, quand a certains contemporains et admirateurs de Lovecraft, comme Bloch, ils ne me semblent pas avoir apporté une vision particulière au genre, au-delà des pastiches et des hommages.
Bon et alors, c’est quoi l’horreur cosmique ?
En résumé, l’horreur cosmique est un genre ou l’effroi naît de la découverte/contemplation d’un univers qui dépasse de loin la condition humaine.
Voici les points communs ou « compatibles » qui peuvent constituer le cadre de référence.
- L’histoire trouve un ancrage de départ dans le présent. Cela implique une mise situation avec force détails renforçante cette impression.
- Ensuite, elle dérive vers la découverte/prise de conscience.
- Ce présent a dès le début un ancrage dans un passé lointain à travers le folklore ou les documents (Machen, Blackwood). De même, il a le plus souvent un ancrage spatial très local (Machen, Blackwood), presque banal, en marge de la ville (campagne) ou au cœur de celle-ci. L’horreur est ici, au coin de la rue, qui communique avec les profondeurs du temps, ou dans une région proche, un “trou”. Les dérives vers l’ailleurs se produisent parfois, mais cet ailleurs est radical, souvent combiné au temps (autre dimension, autre planète, etc…) en transitant vers des endroits inhospitaliers (désert, antarctique….)
- Cette découverte peut être en soi suffisante, souvent à peine entrevue (Machen, Blackwood), quelquefois se poursuivre par un voyage (dans le temps et/ou l’espace) qui fait dans la surenchère (CAS, Hodgson). HPL est à cheval sur les deux, et semble hésiter. De même certains montrent beaucoup (leurs créatures) d’autre peu. Là aussi HPL hésite.
- Ce « voyage » est essentiel, bien plus que les personnages. Les faits viennent aux personnages, qui sont soit des sensitif (Blackwook, Machen) insatisfaits de la réalité, soit des érudits curieux (HM James). Là encore HPL semble hésiter entre les deux. Dans aucun des cas, les personnages n’enquêtent réellement (sauf dans les histoires de détective de Hodgson de la série de Carnacki) ou ne combattent réellement. Meritt et Hodgson sont l’exception.
- La découverte altère les personnages (Machen, Delamare, HM James). La folie n’est pas automatique, mais la fuite (au propre comme au figuré) finale a lieu presque tout le temps.
- Le phénomène est donné et non expliqué. De même, ils sont partiels, subjectifs, dépendant des sources et des sens.
- Les humains contrairement au JDR de Adc (encore) sont en contact informel, dans les campagnes ou les lieux reculés, mais il n’y a pas de cultes formels (celui du peuple blanc de Machen est le fait de femmes et d’enfants totalement inoffensifs), encore moins de complots. Les histoires concernent bien la découverte des lézardes dans notre certitude sur la « réalité », non la confrontation avec des serviteurs/minions.
- Tout cela mêle la belle et l’horreur à travers la fascination et une sorte de re-enchantement du monde paradoxal. En effet une bonne partie des auteurs (dont HPL) sont athées ou matérialistes et considèrent dans leur fiction l’homme comme un épiphénomène, mettant donc en évidence l’étendue de l’insignifiance de l’humanité et son entendement limité. Ils ouvrent donc une fenêtre, malgré tout, sur un ailleurs, « magique » par son échappée hors des limites établies, mais terribles à la fois, puisque nous tendant un miroir de notre condition. Je n’ai pas osé mentionner Stalker, pique-nique au bord du chemin de Arcadi et Boris Strougatski, mais l’idée de « rupture de causalité » est finalement très proche de l’horreur cosmique. Il ne lui manque qu’un peu plus d’emphase et moins de réalisme, au risque, dans le cas contraire, de nous déprimer sérieusement au lieu de nous divertir de façon ambiguë.
- À travers tout cela, la frontière entre réalité et « fantastique » se lézarde, devient floue, intangible a force de doutes, de détails, de hasards étranges. Tout cela effraie en créant un doute constant, paranoïaque au sujet de la propre réalité, et de la possibilité d’autre chose. C’est le cas aussi bien chez Chandlers, Machen, Delamare, dans une certaine mesure HR James-, mais peu Lovecraft qui annonce assez vite la couleur )
Petit tableau comparatif
Quelques éléments concrets de comparaison
Temps de l’ action | Temps évoqué | Lieux de l’action | Lieux récurrents | Personnages | Créatures | Nature de l’horreur | Relation / découverte | Final | |
Lovecraft (USA, | , présent | passé (histoire humaine, passé très ancien), futur | local, lointain (antarctique, désert, autres mondes) | ville, foret | homme du commun middle class, lettrés | déités, créatures | indifférente a l’homme, au dessus de lui | métissage, survivance (folklore, lieux éloignés) | mort ou folie du héros, fuite |
Machen (UK | Présent | passé | local | landes | hommes du communs, lettré | petit peuple | hors de la logique humaine, maléfique | survivances (folklore), cas de métissage | survie du narrateur, mais révélations inquiétants, morts (ou pire) d’autres protagonistes |
Blackwood (UK | présent | passé | local | forets, landes | homme du commun, middle class | ||||
Hodgson (UK | présent, futur | – | lointain (îles, océans) | mer | aventuriers, marins | créatures aquatiques, | maléfique | survivance lieux éloignés (îles,mer, futur) | survie du héros |
delamare (UK | présent | – | local, Europe | maison | homme du commun, middle class | fantômes | maléfique | subjective | fuite |
Dunsany (UK | présent, passé | – | lointain | ? | aventuriers | divinités anthropomorphes | – | ? | ? |
Clark Ashton Smith (USA | passé, futur | – | autres mondes, continents oubliés | mondes perdus (Zothique…) | magiciens, maraudeurs, aventuriers | divinités monstrueuses, flore et faune monstrueuse, etc.. | maléfique | ? | mort ou sort dramatique |
Meritt | présent | – | lointains | mondes perdus | aventuriers | créatures, | maléfique | ? | survie du héros |
Une conclusion ?
En faisant le tour du « noyau dur » Lovecraftien originel, on se rend compte rapidement que HPL a pioché de ci-de la, pour créer une oeuvre qui d’ailleurs en garde les traces. Les contrées du rêve (1er partie) sont par exemple très marquées par Lord Dunsany – a un point tel que peut être, Lovecraft y met un terme a travers les Aventures de R. Carter, qui semblent un exact miroir inversé de la première période.
Le reclu de providence semble ainsi, avec le « mythe » déboucher sur une synthèse de ses emprunts, digérés, stable, même si le mythe n’a acquis sa cohérence systématique et forcée) qu’avec Delerth. En réalité les récits continuent d’être tiraillés, versant quelquefois dans le gothique (l’affaire Charles Dexter Ward, le modèle de Pickman) d’autres fois vers des manifestations plus indicibles (et indicibles et invisibles à la Machen (la couleur tombée du ciel). Bref, en refaisant le tour des (plus proches) inspirateurs de Lovecraft, on en vient à comprendre les multiples facettes vers lesquels peuvent tendre ses récits.
Pour un jeu (de rôle, narratif), avoir cela à l’esprit permet de ne pas réduire Lovecraft à des recettes trop étroites, qui risqueraient d’être répétitives, dégénérant en clichés. Si « stealing Cthulhu » a fait du bon boulot, il n’échappe pas a un certaine réductionnisme dans la formule.
Concrètement, émuler l’univers de Lovecraft revient donc aussi à re-emprunter les inspirations que HPL lui même suivait, avec parfois des hésitations. Dans le jeu, cela peut permettre de varier les structures et les ambiances, choisissant cette fois ci de ne pas « montrer » la bébête (à la Machen ou Delamare, et cette autre fois de jouer une carte un peu plus Dusano-Smithenne dans le Sense of Wonder (Dans l’abîme du temps), ou ici de jouer sur un peu plus sur la carte dépaysement, ne dédaignant pas à la limite l’action, avec la Hodgson/Meritt
Comment gérer et faire coexister tout cela avec le système apocalypse, j’avoue que la synthèse large me parait délicate.
D’accord, par d’accord, d’autres idées et interprétation : à vous la parole
Quelques liens
http://www.hplovecraft.com/life/interest/authors.aspx#chambers
En illustration
Panthéon de l’horreur cosmique. Montage à partir de portraits