il fut un temps ou les joueurs de jeux de rôles se comptaient par plusieurs centaines de milliers, un temps ou cet Eldorado attisait l’appétit des grands noms de l’édition et de la distribution. Et puis au début des années 90, ce fut l’hémorragie. Les joueurs, eux, ont une batterie d’explications récurrentes pour expliquer ce Moyen-Âge ludique. Parmi elles: « les affaires » médiatiques dont celle dite « de Carpentras ». Cet article rapporte sous une forme synthétique mes recherches et réflexions à ce sujet, dans le cadre du futur ouvrage « Geek & Dragons ».
Pourquoi ressasser tout ça 20 ans après ?
Cet article n’a pas pour but de se complaire dans une identité communautaire sur le mode de la persécution. Si ces affaires sont dignes d’intérêt, c’est qu’elles nous apprennent bien d’autres choses, au delà du JDR, sur la société française, ses institutions, et ses travers, toujours aussi actuels.
La démarche a été d’abord de s’intéresser aux faits de manière précise, en relevant les articles de presse et les diffusions télévisées. Les sources US sont quant à elles fournies par google. A partir de tout cela, un brouillon de timeline a été réalisé, pour vous aider à suivre (il ne comporte pas toujours suffisamment de détails à ce stade sur chaque événement) et pour établir des relations. Bien sûr, j’avais quelques hypothèses en tête et des outils conceptuels, comme la « mise en agenda » ou les « paniques morales ». Leur application suppose d’élargir le champs de l’étude non pas seulement aux affaires françaises, mais aux affaires US, et en particulier au champ sémantique récurrent (notamment le « satanisme »).
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(cliquer ici si la timeline ne charge pas )
Les campagnes médiatiques « anti jeux de rôles » en France
Voici les principaux faits que l’on peut noter au sujet de l’affaire médiatique française
- Pour ce qui est de la télévision, de 1986 à 1993, le JDR est présent sur les chaînes régionales (FR3), souvent pour rendre compte d’un « tournoi de jeu de simulation » (sur des « décrochages » locaux), et absent des autres chaînes (nationales) . Ce n’est pas un thème pour elles. Pendant tout ce temps, l’accueil est neutre, près du public et des faits.
- On trouve dans la presse française, avant cette date, des articles « inquiets » sur le JDR, explicitement ou implicitement liés (ou reportant) les affaires américaines, à propos du « satanisme » et des « risques psychologiques », avec un impact très faible. On retrouve ces rapports directs d’événements américains dans les années 96-97 à la télévision.
- L’impact médiatique est concentré entre 1994-96. Donc bien après l’affaire de Carpentras, qui débute en 1990. De 1990 à 1993, aucun lien n’est fait entre le JDR et l’affaire.
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En avril 1994, une autre affaire, le suicide de Christophe Maltese (qui était joueur de jeu de rôles), est la première à avoir un impact médiatique important, à travers la presse, puis très rapidement à la télévision. Cette affaire semble mettre les acteurs (Abgrall…) et le discours (les sectes, les dangers…) en place pour le lien qui se développe peu après entre l’affaire de Carpentras, les « satanistes » et les « jeux de rôles ».
- En 1997, l’affaire de Carpentras est officiellement close, et même si le mal est fait, on ne parle pratiquement plus du JDR dans la presse (en mal ou en bien), ni à la télévision.
- L’intérêt pour le « satanisme » semble perdurer un an ou deux (avec l’affaire de Toulon, copycat inspiré de la médiatisation de Carpentras) et s’éteint rapidement faute de matière. Mais en même temps, TF1 rebondit sur le jugement final, et semble capitaliser sur le thème des « néo-nazis » que l’on retrouve très souvent dans les sujets associés à « internet » à partir de 1997. C’est aussi l’époque d’une nouvelle panique morale autour des « raves party » et de la « drogue ».
L’Affaire de Carpentras, 1994-1997
- Sur les affaires et le sensationnel, la presse papier était « en avance » et semble préparer le terrain.
- Le traitement de la réalité se dégrade en passant des chaînes de télévision locales aux chaînes nationales. Alors que ces dernières disposent de plus de moyens, et, en principe d’une responsabilité proportionnelle. Si TF1 à lancé l’affaire, les chaînes publiques lui emboîtent immédiatement le pas, et il n’y a pas de différences de traitement. FR3 rentre dans le moule, alors que son traitement était auparavant très différent.
- Toute l’affaire est très concentrée dans le temps. Elle est emmenée par le suicide de Christophe Maltese, qui « prépare » très vite l’affaire de Carpentras, accompagnée par des affaires secondaires créées de toute pièces (ou suscitées par la médiatisation comme l’affaire de Toulon). S’il en manque, on va les chercher à l’étranger (l’affaire Javier Rosado en espagne en février 1997). Inversement, la médiatisation disparaît pratiquement aussi rapidement qu’elle a commencé.
La main de Satan derrière tout cela…
Si on se penche sur le contenu de ces médiatisations, on est surpris par une thématique particulière, celle du « satanisme ». L’incompétence et/ou la manipulation des acteurs de la médiatisation ne sont pas à exclure mais elles ne peuvent expliquer à elles seules pourquoi cette focalisation, à ce moment et sur cette pratique, et d’ou sortent certains « récits » incongrus sur le « Satanisme », associés au jeu de rôle.
Une simple recherche montre que ce thème était auparavant absolument étranger aux médias français. Et pour cause. Un retour sur les faits s’impose, en regardant du coté des USA
- Le « satanisme » est institutionnalisé aux USA a partir de 1969, avec la publication de la « bible sataniste » puis la naissance d’une véritable Église du même nom. Notons que à l’instar de toutes les autres religions, celle ci est protégée par la constitution. Il faut donc avoir à l’esprit que, lorsqu’aux USA, on parle de satanisme, il est question d’un groupe religieux comme un autre, au moins du point de vue légal.
- Ce satanisme peut se comprendre comme une réaction américaine à la pré-éminence du fait religieux, mais qui n’arrive pas à s’émanciper de celui-ci puisqu’il lutte contre la religion (le judeo-christianisme) à l’intérieur de la religion. Lorsqu’en Europe, particulièrement en France, l’opposition à la croyance religieuse (chrétienne) prend simplement la forme de l’athéisme (ou de l’indifférence….), très répandu, il prend aux USA celle d’une religion opposée aux autres. Ainsi, le Satanisme ressemble ressemble a une traduction américaines de notre bon vieux athéisme. C’est d’ailleurs le credo officiel (et provocateur) de l’Église sataniste, qui met en avant l’individu, la jouissance, le fait que l’homme n’est qu' »un animal comme les autres », ce qui, ont l’imagine, est profondément subversif pour une majorité de la population américaine, affiliée à l’une des nombreuses sectes protestantes.
- Au moment ou se déroule l’affaire de Carpentras, le satanisme (institutionnalisé) fait l’objet d’une « panique morale » aux USA entre 1987 et 1995. Elle se clos symboliquement cette année là avec la sortie du téléfilm Le Silence des innocents (Indictment: The McMartin Trial) relatant le long procès de McMartin, innocenté, au sujet d’affaire de pédophilies qui seraient liées a des pratiques « satanistes ». Il est intéressant de noter que le titre français du film à changé (l’affaire étant totalement inconnue du public local), tout comme les références aux satanisme, disparues de l’article Wikipedia français.
- La première grande médiatisation qui démarre cette idée de l’association entre « satanisme » et pédophile aux USA remonte au best seller « Michelle remembers » (inédit en français) en 1980. Un livre donc, et non un journal ou une émission de télévision. Le procès McMartin débute en 1983-84…
- C’est dans ce contexte qu’apparaît la BADD (association de lutte contre « Donjons et Dragons »), qui ne s’intéresse pas seulement aux JDR, mais à tous les aspects de la culture populaire américaine suspects (pour sa fondatrice) d’entretenir des rapports ou des sympathies avec le « satanisme » (l’Église donc): à l’époque, la musique métal et la fantasy. Lorsque la panique morale sur le satanisme disparaît, la BADD également (en 1997), ce qui est révélateur des liens.
- En France/Belgique, nous avons eu aussi une grande hytérie anti-pédophile, l’affaire Outreau, qui malgré le non-lieu, a laissé des traces. A noter que si l’affaire commence vers 2003, elle remonte a des faits datant de 1997. Surtout, à la différence de l’affaire américaine, elle ne comporte absolument aucune référence au « satanisme ». Et pour cause, puisque ça ne fait aucune sens dans un pays sécularisé comme le nôtre. Cet élément n’a réussi à être intégré dans un récit qu’en l’accolant a un autre phénomène tout aussi inexistant et incongru dans l’opinion (donc potentiellement suspect), le jeu de rôle.
- En France, le lien n’est pas fait uniquement entre JDR et satanisme, mais laïcisé, car élargi aux « sectes » par J.M. Abgrall. Le satanisme apparaît davantage comme un élément rajouté initialement par TF1 dans son « récit » au sujet de l’affaire de Carpentras, qui trahi le processus de mise en agenda à partir de sources américaines (explicitement citées jusqu’en 1997 dans les derniers reportages sur le « Satanisme »)
- La panique morale en France (1994-1995) se focalise sur le JDR (et non pas le satanisme en lui même) et arrive à la fois a la suite et en retard par rapport aux USA. En ce qui concerne le JDR, la BADD est discréditée aux USA en 1990, mettant un terme à sa présence médiatique, et la panique morale se termine entre 1992 et 1995.
Mes conclusions générales
- Le « satanisme » joue un rôle fondamental, mais est totalement lié au contexte culturel américain et simultanément totalement étranger dans le contexte français laicisé. Il prend donc difficilement sens dans les récits médiatiques locaux, confus et nébuleux.
- Sa présence dans la presse française, dans la seconde moitié des années 80 (liée au JDR) trahit son mode de fonctionnement et les sources auxquelles elle s’abreuve (essentiellement américaines). C’est aussi probablement le cas de J. M. Abgrall dans le domaine académique, qui a ensuite « traduit » ces sources dans le contexte laïque français (où les sectes ne sont plus de simples groupes religieux mais des groupes d’illuminés suspects).
- Les journalistes, en particuliers ceux observés, ne s’intéressent pas seulement aux faits (pour rappel….). ils les sélectionnent, construisent et surtout reproduisent un modèle « narratif » pré-établi, venant des USA, qu’ils recherchent en France. Le suicide de Christophe Maltese en 1994, répond au patron américain inauguré en 1979 et 1982 sur les « risque de suicide », par exemple qui pousse a reproduire la même association entre JDR et suicide. En d’autres termes, toutes les « affaires » sur le JDR en France sont « importées » des USA et (mal et tardivement) adaptées dans le contexte français. Ces affaires révèlent (sans trop de surprise) une « mise en agenda » systématique des informations présentées par les journaux télévisés à partir de sources américaines, sans pour autant qu’elles aient une existence ou une pertinence dans le contexte français.
- L’impact sur le public sera pendant longtemps quasiment nul, et pour cause : le JDR est inconnu en France, et le satanisme incongru, étranger à toute réalité pratique ou culturelle. Il faudra attendre l’affaire de Carpentras et la médiatisation télévisée pour arriver à adapter la notion de satanisme et générer du sens autour d’une « narrative », d’une histoire (un minimum) cohérente pour le public (« des jeunes qui font des choses bizarres »), mais qui s’étiole rapidement.
- La « mode » du satanisme va bénéficier de l’aura sulfureuse de cette panique morale. Les mouvements gothiques, metal et autres décollent en France dans les 90s. Les ados en redemandent. Le JDR devient « cool » aux yeux de ceux-là, ce qui tend à renforcer l’amalgame. Le JDR dans les années 90 est marqué par un cousinage « dark-gothic » qu’il subit, mais qu’il alimente aussi avec le succès de jeux comme Vampire (Nephilim, Kult, etc…). On notera d’ailleurs que le jeu In Nomine Satanis s’exporte à la même époque aux USA, mais perd son « Satanis » au passage, et y gagne beaucoup de sérieux. On ne plaisante pas là-bas avec ces choses là.
- Cette panique morale a paradoxalement servi à renforcer l’esprit communautaire chez les joueurs. La FFDJR est créée en 1997, dans la foulée des tentatives pédagogiques de Casus Belli.
- Et surtout : en 1995, le nombre de joueurs avait déjà chuté dramatiquement depuis plusieurs années, repassant pratiquement en dessous de celui qu’il avait atteint une dizaine d’années avant. On ne peut donc établir un lien de cause à effet univoque entre la chute du nombre de joueurs et les affaires. Mireille Dumas et Jean-Marie Abgrall ont certainement fait du mal à la pratique, mais ils ne sont pas LA cause de la « chute ». Ils ont peut être même, dans une certaine mesure, contribué à encourager la formation d’une « communauté » autour d’une pratique ludique.
Qui a tué le JDR ? Suite de l’exploration au prochain numéro
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