Et voici l’épisode 2 de Motorik Krimineller, la série de micro-nouvelles dans l’univers de Berlin 18 par Fabrice Colin, que vous retrouverez dans le beau livre qui sera proposé dans la campagne de crowdfunding du printemps 2018, en complément du jeu. …
Episode 2
Robrecht Bakeland : Je suis né le 7 juin 2056, dans les nouveaux quartiers flottants de La Haye. Mon père, Frans, était ingénieur dans une ferme piscicole. Il passait surtout le plus clair de son temps à vidanger les systèmes de filtrage bouchés par la merde des harengs. Le week-end, il partait pêcher en mer avec un groupe d’amis, des nostalgiques d’un temps où l’océan était source de vie et d’émerveillement.
Vous avez déjà vu la tronche de ce qu’on sort des eaux polluées de la mer du Nord ? Frans nous ramenait ses plus belles prises afin, comme il disait, qu’on admire l’horreur d’un monde à l’agonie. On restait, moi, ma sœur Jenny et mon petit frère Joris, à regarder ces choses difformes suffoquer sur la table de la cuisine et se vider par les ouïes, jusqu’à ce que ma mère, Gerd, vienne mettre fin à leurs souffrances en les assommant d’un coup de maillet. J’aimais bien ce moment. C’était le rituel du dimanche soir : le massacre des poissons mutants.
Ma mère travaillait bénévolement dans une association de décontamination. Elle partait, parfois plusieurs jours d’affilée, avec son compteur Geiger, sa combinaison blanche, son masque et ses gants jaunes, traquer les dernières touffes d’herbe radioactives. Elle était membre d’une église syncrétique catholico-païenne, ce qui explique probablement sa miséricorde à l’égard des poissons et la précision de son coup de maillet.
La dernière fois que je l’ai vue, c’était en 2082. Elle avait plusieurs cancers, dont deux très rares d’après les médecins. Elle est morte l’année suivante. J’ai payé les funérailles, mais n’ai pas pu m’y rendre.
J’avais une excuse valable : à ce moment-là, j’étais incarcéré.
Jenny Bakeland : Les poissons que ramenait notre père nous donnaient des cauchemars, à moi et à Joris. Robrecht, je ne crois pas que quoi que ce soit ne lui ait jamais inspiré des cauchemars.
Une fois, il a planqué un de ces monstres dans mon lit. Une espèce de sole couverte de grosses tumeurs. J’avais treize ans. Il en avait dix. Je lui ai donné une gifle. Il me l’a rendue et on s’est battus. Il a fallu que ma mère intervienne pour nous séparer. Il pouvait être enragé parfois, et puis, à d’autres moments, se comporter avec beaucoup de douceur et de pondération. Je sais qu’il aime à répéter qu’il est né mauvais. Je n’y ai jamais cru.
Robrecht Bakeland : Il y a toujours eu une bonne entente entre moi et Jenny. Elle désapprouve ce que je suis, et de toutes ses forces, mais je sais qu’elle sera toujours là pour moi d’une façon ou d’une autre. Elle s’en sort bien dans la vie. Elle bosse pour la filiale européenne d’un consortium australien qui développe des thérapies géniques. Son mari est une mauviette, mais c’est un gars gentil, apparemment. Ils ont deux gosses que je n’ai pas eu l’occasion de voir autrement qu’en photo.
Quand on était gamins, on se chamaillait parfois durement. Un jour, elle m’a même envoyé à l’hôpital : six points de suture derrière le crâne. Je sens encore la cicatrice quand je passe mes doigts dans mes cheveux. Est-ce que j’avais mérité qu’elle me défonce la tête avec son trophée de gymnastique ? Oui, on peut dire que je l’avais quand même salement mérité.
Joris, ça fait vingt ans que je n’ai plus de nouvelles de lui. J’ignore même où il habite. On était des étrangers l’un pour l’autre et on l’est restés. C’était un pleurnicheur qui partait se réfugier dans les jupes de notre mère à la moindre contrariété. Je ne lui ai jamais cherché de noises. Il n’en valait pas la peine.
Ma mère a accouché de Joris à la maison, pour respecter un des nombreux préceptes de son église. Ça a été laborieux. On jetait un œil avec Jenny par la porte entrouverte de la chambre. J’avais quatre ans. Jamais rien vu d’aussi horrible. Pire que les poissons mutants de mon père…
La première fois que j’ai rencontré un juge, j’avais onze ans. Avec la reprise du conflit à l’est, on traversait une période difficile. Les magasins étaient mal approvisionnés, il y avait constamment des coupures de courant. À la ferme, les harengs suffoquaient dans leur jus ; les pompes fonctionnaient un jour sur deux. Mon père était sous pression. Ma mère priait Odin et la Sainte Vierge.
Moi, j’avais envie d’un Brenrad, un vélo à combustion, pour ne plus être obligé de prendre le bus avec les autres écoliers. J’en rêvais toutes les nuits. Ça ne va pas vite, mais ça fait un boucan terrible. Et on peut remplir le réservoir avec quasiment n’importe quoi : de l’alcool, de l’huile de poisson, du pétrole…
Le fils d’un de nos voisins en avait un. Je le voyais passer et repasser sur la digue. Il était là sur son vélo enrobé de fumée noire, à narguer tout le monde. Alors, un soir, j’ai forcé le cadenas de la remise où il rangeait le Brenrad, et je suis allé faire un tour. Faut pédaler avec ce genre d’engin, ce n’est pas une mobylette, le moteur n’est là que pour assister l’effort. On pédale en suffoquant, les oreilles pleines de pétarades et le cul qui chauffe. Pour un gosse, c’est génial.
J’ai roulé deux heures, jusqu’à la nuit tombée. Puis avant de rentrer chez moi, je suis allé au bout de la digue et j’ai jeté le vélo dans la mer. Je savais que je ne pourrais pas le garder de toute façon.
Ils sont parvenus à le repêcher, mais le moteur était définitivement fichu.
Le lendemain, les flics sont passés à la maison. Ma mère, vous imaginez, dans tous ses états… Mon père, les mâchoires fermées et les poings serrés… Enfin, vous voyez le tableau. Deux jours après, j’ai comparu devant une juge des enfants, une femme que j’allais revoir plusieurs fois par la suite. Elle m’a sermonné avec un regard qui était censé glacer d’effroi le jeune délinquant que j’étais. J’avais plutôt envie de rigoler, mais j’ai fait bonne figure. J’ai baissé la tête. J’ai dit : « oui madame, non madame, je ne recommencerai plus, je vous le promets… » Elle a fini par m’avoir à la bonne.
Juliana Maas : J’ai été juge des enfants dans le secteur maritime de La Haye pendant presque vingt ans, avant de devenir procureur à Berlin. Je me souviens parfaitement de Robrecht Bakeland. Il a comparu devant moi une dizaine de fois entre ses onze ans et sa majorité. Pour des vols, des violences, des petits trafics. À cette époque, nous étions très démunis à l’égard de la délinquance juvénile. Nous manquions de moyens pour mettre en place des suivis socio-éducatifs dignes de ce nom. Nous n’avions que deux réponses pénales à notre disposition : la prison ou le camp de formation militaire. La prison n’est jamais une bonne solution pour un adolescent, mais faute de mieux, on s’y résout parfois. Le camp militaire… Mon dieu… On nous poussait dans cette voie, mais je m’y refusais obstinément malgré les pressions de ma hiérarchie.
Robrecht a échappé à l’incarcération. Il arrivait toujours à me convaincre qu’il allait s’amender, et du reste, après chaque comparution, il se tenait tranquille durant quelques mois. Quand j’ai appris qu’il était entré à la Falk Akademie, j’ai pensé que j’avais bien fait mon travail.
Et puis des années plus tard, en découvrant ce qu’il était devenu… Enfin… Tout magistrat doit apprendre à vivre avec ça. Lire les profondeurs de l’âme humaine, même avec l’expérience, ça reste hors de notre portée, n’est-ce pas ?
Robrecht Bakeland : Oui, il m’arrivait de chaparder des trucs. Chez moi, c’était mal vu de désirer quelque chose, en tout cas quelque chose de futile comme un Brenrad ou une ludo-konsole, ou de chouettes boots à ferrures. Alors bon, faute de mieux, quand je pouvais le faire sans trop de risques ni de casse, je me servais. J’ai donné quelques coups aussi, mais je n’ai jamais causé de blessures graves. Est-ce que j’avais peur de la sanction ? Non, pas du tout. Le prison, le camp militaire, je voyais ça au pire comme une colo du genre viril. Il faut reconnaître qu’on est assez con à quinze ans.
Mon délit le plus grave… Je m’étais mis à traîner avec des gamins des quartiers secs qui revendaient du matériel provenant des zones de conflit. Pas d’armes létales, parce que ça, à l’époque, ça pouvait te mener devant une juridiction militaire. Leur spécialité, c’était les armes soniques légères démilitarisées et détournées pour devenir des émetteurs de psy-ton. C’est passé de mode, mais en ce temps-là, c’était le nec plus ultra de la défonce. Tu te visais le front, comme un type qui veut rater son suicide, tu appuyais quelques secondes sur la détente et tu avais la cervelle qui clapotait littéralement sous ton crâne. Tu voyais tournoyer de magnifiques mandalas de lumière soutenus par des drones de sitar psychique. Ensuite, tu vomissais toutes tes tripes et tu te trimballais une horrible migraine jusqu’au lendemain. Des gens payaient pour ça.
Je m’occupais d’une psy-ton-house pour ces mecs. C’était juste une cave avec deux canapés récupérés dans une décharge et une lampe stroboscopique. Je faisais ça après les cours. Je recevais une vingtaine de clients par jour. J’expliquais aux débutants comment se servir des émetteurs, je récupérais l’argent, et je tendais le seau à vomi au besoin. Je gagnais dans les deux mille euromarks net pas semaine.
Puis un jour, il y a eu une descente, et je me suis fait embarquer. Je me suis retrouvé dans les bureaux de l’unité spéciale antidrogue de la Koninklijke Marechaussee, menotté à une chaise, la bouche en sang, entouré d’une dizaine de flics cagoulés. Je venais d’avoir dix-sept ans, et je me rendais bien compte que, ce coup-ci, j’étais mal barré. Pourtant, je ne me suis pas affolé.
Avec les stups, il y a toujours une échappatoire, parce que ces types n’ont qu’une obsession : remonter jusqu’à la tête du réseau. Ils en perdent le sommeil, font des ulcères, et finissent en général le nez dans la drogue qu’ils saisissent. Alors, ils sont prêts à couvrir les pires trucs si on peut leur balancer quelque chose… Il suffit que ça ait l’air intéressant.
Pas question pour moi de donner les gens pour qui je travaillais. Ça, c’est une ligne rouge qu’il ne faut jamais franchir. Ma chance, c’est que je connaissais l’adresse de trois autres psy-ton-house concurrentes. Ce sont mes clients qui m’avaient renseigné. Les camés, ça bavasse sans même s’en rendre compte. J’ai dit à l’officier qui m’interrogeait que j’avais quelque chose pour lui. Dans la minute, ses hommes sont partis vérifier. Je n’avais pas menti. Et le soir même, je rentrai chez moi. Pas de procès-verbal, pas de poursuite. Mes parents ne se sont doutés de rien.
Mais ça m’a fait réfléchir. Je me suis dit qu’il était peut-être temps que je me calme, au moins que je me fasse oublier de la Justice et de ses sbires. C’est durant cette période que j’ai rencontré Juliana, et que nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre. Un moment, j’ai vraiment cru qu’il était possible de changer, de changer radicalement. Je me suis mis dans la tête cette idée complètement stupide : que le crime et la loi se font la guerre, et que dans une guerre, en définitive, l’important n’est pas de savoir dans quel camp on est, l’important, c’est d’y participer.
J’allais vite me rendre compte de mon erreur.