ExoGlyphes, ce n’est pas que La Laverie de Charles Stross, c’est aussi la traduction, enfin, du Dernier Anneau, dans lequel Kirill Eskov nous dévoile une vision critique des événements relatés dans le Seigneur des anneaux où le Mordor était en réalité une nation pacifique en pleine révolution industrielle, ce qui ne va pas sans poser problèmes. Voila donc un extrait savoureux du roman, la rencontre entre Gandalf et Saroumane…
Celui qui prononça ces mots était un grand vieillard à la barbe blanche, vêtu d’un manteau gris-argent au capuchon rejeté en arrière : il était debout et s’appuyait du bout des doigts à une table noire, ovale, autour de laquelle avaient pris place, dans de hauts fauteuils, quatre silhouettes à-demi cachées dans l’ombre.
Son discours avait visiblement porté : le Conseil était de son côté. À présent ses yeux bleu foncé, pénétrants, qui offraient un contraste frappant avec son visage parcheminé, étaient fixés sur un seul des quatre : celui avec qui il devait maintenant mener bataille. Ce dernier était assis un peu en retrait comme s’il prenait d’avance ses distances d’avec les autres membres du Conseil et serrait autour de lui son manteau d’une blancheur éblouissante – il paraissait transi de froid. Mais il se redressa, agrippé aux bras de son fauteuil, et sous les voûtes sombres résonna sa voix profonde et douce :
— N’as-tu donc pas pitié d’eux ?
— De qui ?
— Des gens, des gens. Gandalf ! D’après ce que j’ai compris, tu as condamné à mort, pour des raisons supérieures, la civilisation du Mordor. Mais la civilisation, c’est avant tout ceux qui la portent. Donc il faut les anéantir aussi – et jusqu’au dernier. C’est cela ?
— La pitié est mauvaise conseillère, Saroumane. Tu as pourtant regardé dans le Miroir en même temps que nous.
Gandalf désigna l’objet qui était au milieu de la table et ressemblait plutôt à un grand plat empli de mercure.
— Beaucoup de voies mènent à l’Avenir, mais quelle que soit celle que prendra le Mordor, avant trois siècles il se heurtera aux forces de la Nature, que personne alors ne pourra dompter. Ne veux-tu pas regarder encore une fois comment, à la vitesse de l’éclair, ils réduisent en cendre toute la Terre du Milieu, et l’Extrême-Occident avec elle ?
— Tu as raison, Gandalf, et ce ne serait pas honnête de nier une telle possibilité. Mais alors il te faudra anéantir aussi les Nains : ce sont eux qui ont jadis réveillé l’Horreur des Abîmes, et toute notre magie a eu bien du mal alors à l’empêcher de faire irruption à la surface. Mais ces grigous barbus, comme tu le sais, sont têtus comme des mules et absolument pas disposés à tirer les conséquences de leurs erreurs…
— Bon, laissons ce qui n’est que possible et parlons de ce qui est indispensable. Si tu ne veux pas regarder dans le Miroir, vois au moins les colonnes de fumée au-dessus des hauts-fourneaux de leurs fonderies de cuivre. Va te promener dans les déserts de sel en quoi ils ont transformé les terres à l’ouest du Núrnen, et essaie donc de trouver sur ces cinq cents milles carrés ne serait-ce qu’un brin d’herbe verte. Mais tâche de ne pas t’y trouver un jour de grand vent, quand la poussière de sel, dense comme un mur, balaie la plaine du Mordor et étouffe toute vie… Et tout cela, remarque bien, ils ont pu le faire à peine sortis du berceau ; qui sait ce qu’ils pourront inventer ensuite ?
— Voyons, Gandalf ! Un enfant dans la maison, c’est toujours le chaos : il souille ses langes, casse ses jouets, démonte la montre du père, et que dire quand il est plus grand… Une maison sans enfants, c’est une vraie merveille : ordre, propreté ! Mais en général cela ne fait pas le bonheur de ses occupants, et d’autant moins quand ils vieillissent.
— J’ai toujours été surpris, Saroumane, par ton habileté à retourner comme un gant les arguments d’autrui, et par l’habile casuistique que tu emploies à réfuter des vérités évidentes. Mais à présent, je le jure par les Palais de Valinor, ton numéro ne passera pas ! La Terre du Milieu, c’est une multitude de peuples qui vivent actuellement en accord avec la nature et les enseignements des ancêtres. Ces peuples et tout ce qui fait leur vie sont menacés de mort, et je considère qu’il est de mon devoir d’écarter ce danger à tout prix. Le loup qui vole une brebis de mon troupeau a ses raisons, mais je n’ai aucune intention d’adopter son point de vue !
— Je suis tout autant que toi préoccupé du sort des gens du Gondor et du Rohan – mais je vois un peu plus loin. Comment pourrais-tu ignorer, toi, un membre du Conseil Blanc, que le volume des connaissances magiques ne peut, par nature, augmenter au-delà de ce qui a été donné jadis par Aulë et Oromë ? Tu peux les perdre plus ou moins vite, mais personne ne peut inverser le processus. Chaque génération de mages sera plus faible que la précédente, et tôt ou tard les Hommes resteront seuls avec la Nature. C’est alors qu’ils auront besoin de la Science et de la Technologie – si tu ne les as pas totalement anéanties avant, bien sur.
— Ils n’ont nul besoin de ta science, elle détruit l’harmonie du Monde et dessèche leur âme !
— Je te ferai remarquer que de la part de quelqu’un qui s’apprête à déclencher une guerre, ces conversations sur l’Âme et l’Harmonie sont un peu ambiguës. Quant à la science, elle n’est pas dangereuse pour eux, mais pour toi, ou plutôt pour ton amour-propre maladif. En fin de compte, nous, les mages, nous nous bornons à utiliser ce qu’ont créé nos prédécesseurs, tandis que les Hommes sont les créateurs d’une connaissance nouvelle ; nous sommes tournés vers le passé, et eux vers l’avenir. Jadis, tu as choisi la magie – et c’est pourquoi tu ne franchiras jamais la frontière tracée par les Valars, tandis que dans la Science, le progrès des connaissances – donc de la puissance – est véritablement illimité. Tu es rongé par la forme la plus terrible de la jalousie : celle de l’artisan pour l’artiste… C’est certainement un très bon motif pour tuer : tu n’es ni le premier, ni le dernier.
— Tu n’y crois pas toi-même, dit tranquillement Gandalf en haussant les épaules.
Saroumane hocha tristement la tête :
— Je n’y crois pas, c’est bien possible… Tu vois, ceux qui sont mus par l’avidité, la soif du pouvoir ou l’amour-propre blessé – ce n’est encore que demi-mal : il leur arrive d’avoir des remords. Mais il n’y a rien de plus effrayant qu’un idéaliste aux yeux clairs qui a décidé de faire le bien de l’humanité : celui-là plongera le monde dans un bain de sang, il en aura jusqu’aux genoux et ne cillera pas. Ces gens-là adorent le dicton : « Il y a des choses plus importantes que la paix et plus terribles que la guerre[1]. » Tu le connais aussi, non ?
— Je prends la responsabilité sur moi, Saroumane : l’Histoire me donnera raison.
[1] « Il y a des choses plus importantes que la paix », phrase d’Alexander Haig, Secrétaire d’État, devant le Sénat américain ; il parlait de l’holocauste et du goulag (1981).
Extrait du Dernier Anneau de Kirill Eskov, Traduction du Russe de Anne-Marie Tatsis-Botton
Avec mes remerciements à tous les deux.
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